N° 339
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2002-2003
Rapport remis à Monsieur le Président du Sénat
le 5 juin 2003
Dépôt publié au Journal officiel du 6 juin 2003
Annexe au procès -verbal de la séance du 10 juin 2003
RAPPORT de la commission d'enquête (1) sur la maltraitance envers
les personnes handicapées accueillies en établissements
et services sociaux et médico–sociaux et les moyens de
la prévenir, créée en vertu d'une résolution
adoptée par le Sénat le 12 décembre 2002,
Président M. Paul BLANC
Rapporteur M. Jean-Marc JUILHARD
Sénateurs. (1) Cette commission est composée de : MM.
Jacques Blanc, Paul Blanc, Mmes Annick Bocandé, Michelle Demessine,
MM. Claude Domeizel, Guy Fischer, Serge Franchis, Alain Gournac, Jean
-Marc Juilhard, André Lardeux, Dominique Larifla, Jean-Louis
Lorrain, Mme Brigitte Luypaert, M. Georges Mouly, Mme Anne -Marie
Payet, M. Jean-François Picheral, Mmes Gisèle Printz,
Janine Rozier, MM. André Vantomme, Alain Vasselle, Marcel Vidal.
Voir les numéros : Sénat : 315 (2001-2002), 88 , 81
et T.A. 37 (2002-2003).
http://www.senat.fr/rap/r02-339-1/
Rapport au Sénat
La maltraitance des handicapés en institution : briser la loi
du silence.
Faiblesse des moyens d’intervention.
Le droit des maltraitants est peut-être encore plus fort que
le droit des maltraités.
Le sous effectif inquiétant des corps de contrôle.
... / ....
« Nous avons le sentiment que tout est fait pour protéger
contre un arbitraire de la puissance publique à l’égard
des établissements, des associations ou des personnels alors
que l’objectif est de protéger l’usager ».
Il existe une sorte de chantage envers les familles qui feraient
des problèmes
Un parent est devenu « une bête noire » pour une
direction suite à la diffusion des textes réglementaires
en vigueur.
Chantage à l’emploi.
Un renversement des priorités, privilégier l’institution
plutôt que les résidents.
La commission d’enquête estime que le fait que
des établissements fassent passer leur intérêts
financiers avant l’intérêt de l’adulte
ou de l’enfant constitue une forme de maltraitance.
Les familles des personnes handicapées maltraités
entretiennent involontairement la « loi du silence ».
Les familles ne parlent pas parce qu’elles n’ont
pas de place.
Les parents sont pris en otage, c’est indéniable.
Les familles éprouvent un fort sentiment de culpabilité
vis à vis de l’institution parce qu’elle s’occupe
de la personne handicapée qu’elles ne peuvent pas prendre
en charge.
L’autocensure des parents.
La cause , le manque de place dans les institutions.
Le signalement des cas de maltraitance se heurte à une
véritable loi du silence.
La peur de perdre son emploi.
« Les professionnels qui signalent des maltraitances
doivent être protégés »
De 150 à 250 personnes, c’est le nombre de travailleurs
sociaux sanctionnés chaque année directement ou indirectement
pour avoir transmis aux autorités de tutelles des faits de
mauvais traitement envers des personnes handicapées.
Le salarié risque de se mettre en porte-à-faux
avec sa hiérarchie pour avoir dénoncer des faits de
maltraitance
Le poids du secret professionnel
Risque de se retrouver dans des situations extrêmement délicates.
b Le renversement des priorités : privilégier
l'institution plutôt que les résidents
La commission d'enquête a pu observer, dans certains cas,
un indéniable problème de hiérarchie des priorités
de la part des responsables d'établissements : lorsque les
intérêts de l'institution passent avant ceux des personnes
handicapées, les risques de maltraitance se multiplient.
Les intérêts financiers
La commission d'enquête, au cours de ses déplacements,
notamment dans un établissement de l'Oise, a été
amenée à constater l'existence d'une situation dans
laquelle l'intérêt financier de l'établissement
était âprement défendu par ses responsables.
La commission d'enquête estime que le fait que des établissements
fassent passer leurs intérêts financiers avant l'intérêt
de l'adulte ou de l'enfant constitue une forme de maltraitance.
Elle a pu constater que certains établissements gardaient
volontairement dans l'institution les résidents. Ceux-ci
sont ainsi privés de retours dans leur famille à l'occasion
de fêtes de familles, par exemple, ou de vacances, parce que
la direction de l'établissement impose une présence
minimale dans l'institution afin de ne pas perdre les moyens financiers
qui lui permettent d'assurer son équilibre financier à
la fin de l'année.
D'ailleurs, pour éviter une telle situation, la directrice
d'un établissement qu'a visité la commission d'enquête,
situé en banlieue parisienne, a reconnu spontanément
avoir déclaré la présence de pensionnaires
certains week-ends alors qu'ils ont été remis à
leurs familles, afin de ménager la liberté des personnes
handicapées tout en assurant la poursuite de leur prise en
charge.
.... / ....
2 La peur du handicap a) La prégnance des préjugés...
http://www.senat.fr/rap/r02-339-1/r02-339-115.html#toc119
La société française a longtemps ignoré
la maltraitance envers les personnes handicapées car elle
cachait les handicapés eux-mêmes. Peur, préjugés,
tabous... expliquent en grande partie la dissimulation dont ont
fait l'objet les personnes handicapées en France, à
l'inverse de la situation prévalant par exemple en Suède
ou au Canada.
Mme Dominique Gillot expliquait ainsi que « dans notre pays,
le handicap et l'exclusion font peur et qu'ils interpellent chacun
au fond de la représentation qu'il se fait de l'individu.
Il suffit de se souvenir qu'il y a une cinquantaine d'années,
le handicap et l'exclusion étaient considérés
comme un secret de famille, une tare, un tabou, voire une expiation
que les familles devaient supporter dans la douleur et le dévouement
sous le regard de leurs concitoyens et de leurs congénères.
Ces familles étaient appréciées selon leur
dévouement et jugées selon leur faiblesse. Nous éprouvons
les plus grandes difficultés à sortir de cette approche
». Selon elle, le regard qu'a longtemps porté la société
française sur le handicap peut se résumer en trois
mots : « distance », « respect » et «
crainte ».
Les représentations sociales du handicap ont ainsi indéniablement
conduit à un silence pesant propice à la maltraitance,
souvent involontaire et parfois même inconsciente.
Ainsi, M. Roland Broca, président de la FFSM, a rappelé
que « notre vision [du handicap] reste massivement influencée
par des représentations héritées du passé.
Il s'agit notamment des conceptions scientistes du XIXème
siècle, conceptions axées sur les notions de monstruosité,
de tare et de dégénérescence. Celles-ci continuent
d'infiltrer, d'influencer, parfois à notre insu, notre regard
porté sur le monde des personnes handicapées. S'y
ajoutent des connotations morales et religieuses se traduisant en
termes de culpabilité pour les ascendants ».
Ces préjugés et connotations morales - pour ne pas
dire moralisatrices - se retrouvent en particulier dans le domaine
de la sexualité. Si la sexualité reste un sujet relativement
tabou dans la société, celle des personnes handicapées
l'est plus encore. M. Roland Broca a ainsi cité un exemple
de comportement institutionnel paradoxal qui lui avait été
relaté récemment : dans une institution, on prescrit
à toutes les jeunes femmes handicapées une contraception,
« en cas de possibilité de viol », et sûrement
pas dans la perspective de l'exercice d'une sexualité libre
!
Du reste, il convient de souligner, pour s'en féliciter,
l'évolution du langage et du concept même de maltraitance.
Ainsi, des pratiques qui étaient tolérées il
y a une dizaine d'années, ou qui résultaient d'interventions
médico-sociales considérées comme structurantes
et éducatives, s'apparentent aujourd'hui à de la maltraitance.
De même, l'histoire de l'éducation et du secteur éducatif
enseigne que la correction infligée aux enfants pour leur
faire comprendre quelque chose était une pratique entendue
et normalisée.
Il suffit de se rappeler que ces établissements ont été
créés à l'origine pour isoler les marginaux
et les « déviants ». On parlait alors de protection
de la société. Il n'y avait donc pas maltraitance
vis-à-vis des personnes accueillies dans ces institutions.
M. Claude Meunier, directeur général adjoint de l'APF,
a ainsi souligné l'influence de l'évolution des mentalités
et des modes de vie sur la perception de la maltraitance : «
au moment de la construction de certains foyers de vie, il y a maintenant
plus de vingt ans, personne n'était gêné à
l'idée qu'il fallait traverser un couloir et se rendre dans
une salle commune pour prendre une douche. Aujourd'hui, il est nécessaire
de donner aux gens les moyens de préserver leur intimité,
ce qui implique de repenser l'agencement, de casser les murs et
de reconstruire ».
b) ... jusque dans le corps médical
Le plus grave est sans doute que cette peur - et cette méconnaissance
- du handicap se retrouve jusque dans le milieu médical !
Comme l'a en effet noté Mme Hélène Strohl,
inspectrice générale des affaires sociales qui a participé
à une enquête de l'IGAS sur la stérilisation
des personnes handicapées, « les gynécologues
sont peu habitués à travailler avec des personnes
handicapées et savent mal leur prescrire une contraception.
Ils sont persuadés que toute contraception est inadaptée
à ces populations. (...) Je me dois, en toute franchise,
de dire que les gynécologues n'aiment guère, dans
leur ensemble, suivre ce type de population. Des histoires abracadabrantes
nous ont d'ailleurs été contées, selon lesquelles
les trisomiques ne pouvaient pas avoir un stérilet parce
qu'elles « tiraient sur le fil » par exemple. Les propos
qui nous ont été relatés étaient parfaitement
insensés et effrayants ».
3 La maltraitance des personnes handicapées : une
préoccupation très récente
a) Un phénomène longtemps négligé
http://www.senat.fr/rap/r02-339-1/r02-339-118.html#toc140
Plusieurs personnalités auditionnées par la commission
d'enquête ont souligné la prise de conscience tardive,
en France, de l'importance du phénomène de la maltraitance
envers les personnes handicapées.
Ainsi, M. Pascal Vivet a rappelé qu'en 1982, un congrès
international sur les mauvais traitements dans le monde avait pour
thème « Les mauvais traitements dont sont victimes
tous les enfants séparés de leur milieu familial ».
Il a expliqué que « le ministre de l'époque,
pour ne pas paraître ridicule devant la communauté
mondiale, s'est alors renseigné sur les travaux que les chercheurs
français avaient consacrés à ce thème.
À son grand désespoir, il s'est rendu compte qu'à
part une ou deux recherches, il n'existait pratiquement rien. Ni
le centre national de recherche scientifique (CNRS) ni l'INSERM
n'avaient travaillé sur ces sujets. C'est ainsi qu'est né,
au sein du laboratoire de M. Tomkiewicz, un groupe de travail consacré
aux violences institutionnelles ».
De même, M. Robert Hugonot, président de ALMA France,
a rappelé que le Conseil de l'Europe avait organisé,
en novembre 1987, un colloque sur le thème Les violences
au sein de la famille, dont les débats avaient lieu au sein
de trois commissions, la première portant sur les violences
contre les enfants, la deuxième sur les violences envers
les femmes, et la troisième sur les violences à l'égard
des personnes âgées. Aucun débat particulier
ne fut alors consacré aux violences faites aux personnes
handicapées.
5 La peur des représailles b Pour les personnels
des établissements
http://www.senat.fr/rap/r02-339-1/r02-339-113.html#toc99
Le signalement des cas de maltraitance envers les personnes handicapées
se heurte à une véritable loi du silence, dont il
convient de rechercher l'une des causes dans la peur, notamment
lorsque ces cas sont signalés par des personnels des établissements
d'accueil, de perdre son emploi pour faute professionnelle. Les
professionnels qui signalent des maltraitances doivent être
protégés dans la mesure où certains ont subi
de sévères sanctions suite à la dénonciation
de faits fondés de maltraitance.
Cette situation n'est pas qu'un simple cas d'école. La commission
d'enquête a ainsi été informée par M.
André Laurain, président de ALMA H 54, de la réalité
persistante de ce phénomène : « je souhaite
attirer l'attention de la commission sur un problème qui
nous préoccupe énormément : je veux parler
de l'anonymat des personnes qui nous appellent. Celles-ci, de peur
de subir des représailles, de perdre leur emploi ou parce
qu'elles sont parfois les seules à avoir connaissance des
faits qu'elles dénoncent, refusent de nous décliner
leur identité ».
M. Pascal Vivet a, quant à lui, apporté une information
plus précise, grâce au recoupement d'éléments
provenant de syndicats, de collectivités territoriales et
de l'administration. Il a évalué entre 150 et 250
le nombre de travailleurs sociaux sanctionnés chaque année,
directement ou indirectement, pour avoir transmis aux autorités
de tutelle des faits de mauvais traitements envers des personnes
handicapées. Il a expliqué qu'il avait été
lui-même victime de cette sanction déguisée.
L'« enfer personnel » vécu par un travailleur
social
auditionné par la commission d'enquête
5 La peur des représailles a Pour les familles
http://www.senat.fr/rap/r02-339-1/r02-339-113.html#toc95
Les familles des personnes handicapées maltraitées
entretiennent involontairement la « loi du silence ».
En effet, si, le plus souvent, elles ne dénoncent pas les
maltraitances dont sont victimes leurs enfants ou parents, c'est
par crainte - à tort ou à raison - des représailles
sur ceux-ci : pour eux, une exclusion de l'établissement
serait catastrophique car il leur faudrait alors chercher, éventuellement
très longtemps et sans garantie de succès, un nouvel
établissement. Comme l'a parfaitement résumé
M. Pascal Vivet, « les familles ne parlent pas car elles n'ont
pas de place ». Selon l'expression utilisée par M.
Pierre Matt, président du SNAPEI, « il est indéniable
que les parents, à un certain moment, sont pris en otage
».
Un exemple de « prise en otage » des parents
M. Pierre Matt a exposé devant la commission d'enquête
un cas qui illustre la façon dont les parents d'enfants handicapés
peuvent être pris en otage par les établissements :
« Lorsque je présidais une association, qui accueillait
chaque jour un bon millier de personnes, j'ai eu connaissance du
cas de l'un de mes vice-présidents, dont le fils de 18 ans
était accueilli en institut médico-professionnel (IMPro).
L'éducateur de cet enfant, en guise de punition, n'hésitait
pas à le laisser durant des journées entières
debout contre un mur avec les mains derrière le dos. Le père
de cet enfant n'a pas osé s'en référer à
moi, de peur que la situation ne se retourne contre son fils. Peut-être
s'agit-il d'un cas particulier, mais il existe. Il est intervenu
au sein d'un établissement ».
Les familles éprouveraient d'ailleurs souvent « un
fort sentiment de culpabilité vis-à-vis de l'institution
qui, elle, au moins, a eu le courage de s'occuper de leurs enfants.
Ils ont l'impression que, de façon inconsciente, la société
leur reproche cette incapacité à élever leur
propre enfant. Face à cela, ils prennent la décision
de se taire, de ne rien révéler des actes de maltraitance
qui pourraient être infligés à leurs enfants
»12(*).
D'autant plus que, comme l'a rappelé notre collègue
Philippe Nogrix, qui s'est exprimé devant la commission d'enquête
en sa qualité de représentant de l'Assemblée
des départements de France (ADF), « beaucoup de personnes
handicapées se trouvent sur liste d'attente pour être
accueillies dans un établissement ».
Mme Gloria Laxer a estimé à 30.000 le nombre de places
manquantes au sein des établissements pour adultes handicapés.
Ce chiffre a d'ailleurs été repris par les représentants
des organisations syndicales entendus par la commission d'enquête,
M. Jean-Philippe Boyé, de Force ouvrière, précisant
que, au total, environ 45.000 personnes handicapées, dont
13.000 enfants, étaient sur une liste d'attente pour bénéficier
d'une prise en charge en établissement.
Un message reçu sur l'adresse électronique
de la commission d'enquête :
l'autocensure des parents
« Parent d'enfant handicapé et ayant participé
activement à la création d'un centre de vie, j'attire
votre attention sur un facteur majeur d'appréciation de l'importance
de la maltraitance (au sens large du terme) dans les établissements
: c'est l'autocensure que s'appliquent les parents.
« Entre deux maux, ils choisissent bien souvent le moindre
: se taire plutôt que courir le risque de voir leur enfant
"viré" sous un prétexte ou un autre. Ils
savent, par leur douloureuse expérience personnelle, combien
il est difficile d'intégrer un établissement en France,
en raison de leur nombre notoirement insuffisant. De plus, ils sont
conscients de la menace alternative : l'hospitalisation en hôpital
psychiatrique (solution d'ailleurs beaucoup plus onéreuse
pour l'Etat) ».
a Le risque d'abus de pouvoir
http://www.senat.fr/rap/r02-339-1/r02-339-18.html#toc48
Les actes de maltraitance imputables, le cas échéant,
aux personnels des établissements d'accueil, tiennent avant
tout au type de relations qu'entretiennent ces personnels avec les
personnes handicapées, et, par conséquent aux dérives
qui peuvent en découler. Ainsi, cette relation, selon M.
Roland Broca, président de la Fédération française
de santé mentale (FFSM), « implique nécessairement
- sans que cela soit, le plus souvent, bien aperçu - l'exercice
d'un pouvoir sur l'autre. Comme tout pouvoir, ce pouvoir peut glisser
insidieusement, plus ou moins consciemment, vers l'abus de pouvoir.
En effet, la relation d'aide ne va pas sans une relation d'emprise
sur l'autre du fait même de sa vulnérabilité,
d'assujettissement involontaire, effet de la subordination qu'implique
ce type de relation ».
Parmi ces formes de maltraitance, il en est une qui se pratique
parfois au sein des établissements, et qui paraît d'autant
plus malintentionnée qu'elle est gratuite : il s'agit du
tutoiement systématique et péjoratif envers les personnes
handicapées, même s'il peut exister évidemment
un tutoiement affectif à leur égard.
Peuvent également y travailler des personnalités
trop fortes, voire dangereuses exerçant une « dictature
» sur les résidents ou sur les autres membres du personnel.
Assurément, un tel contexte est propice à la survenue
d'actes de maltraitance, ne serait-ce que parce qu'il crée
des tensions au sein du personnel qui peuvent se diriger, in fine,
contre les résidents.
La banalisation de certains comportements peut conduire aux
pires actes de maltraitance, d'autant plus difficiles à corriger
qu'ils ne sont plus perçus comme tels par leurs auteurs.
http://www.senat.fr/rap/r02-339-1/r02-339-18.html#toc56
Mme Elisabeth Javelaud, directrice de l'association française
des organismes de formation et de recherche en travail social (AFORTS),
a très bien résumé cette situation : «
lorsque l'on place une personne très dépendante, en
fauteuil roulant, face à un mur pendant deux heures en guise
de mesure de rétorsion, il s'agit d'une situation de violence.
Lorsque l'on vit cela au quotidien, on ne s'en rend pas forcément
compte ou on ne sait plus le dire. Je considère que la maltraitance
est une situation quotidienne. Elle devient invisible parce qu'elle
est trop familière. (...) L'institution absorbe, sans s'en
rendre compte, ce type de dysfonctionnement comme un phénomène
banal. De phénomène banal en phénomène
banal, on devient une institution maltraitante ».
M. Christophe Lasserre-Ventura, président de l'association
Perce-Neige, a présenté ce phénomène
à la fois avec clarté et lucidité : «
les maltraitances au sein des institutions, sauf quand elles sont
le fait d'un individu isolé, surviennent dans un contexte
complexe de conditions et de dysfonctionnements qui interfèrent
et s'agrègent, créant un climat malsain dans lequel
les individus perdent leurs repères, le sens de l'interdit
et le principe premier du respect de l'autre. Parmi ces dysfonctionnements,
on repère une dilution de l'autorité et une insuffisante
intégration des règles collectives, une information
déficiente créant un climat d'insécurité,
un fonctionnement en vase clos privant à la fois du regard
extérieur et d'un esprit critique, un déficit d'analyse
et une évaluation insuffisante des pratiques. La maltraitance
découle aussi des risques du métier, faits de répétitions,
de situations stressantes, de confrontations à des problèmes
de comportement, à des attitudes puériles et archaïques.
Le tout est aggravé par la pérennité du handicap
et par l'absence de référence à une norme ».
Cette maltraitance finit parfois par être assimilée
à un comportement normal par les victimes elles-mêmes,
comme l'a souligné M. Patrick Segal, ancien délégué
interministériel aux personnes handicapées : «
ces violences sont d'ailleurs d'autant plus inacceptables qu'elles
se produisent à l'encontre de personnes excessivement fragiles
qui finissent par accepter l'action du bourreau car elles n'ont
pas conscience de la portée de ses gestes ». C'est
ce que les psychiatres et psychologues appellent le syndrome de
Stockholm.
Maltraitance envers les personnes handicapées
: briser la loi du silence Les ressorts d'une omerta persistante
http://www.senat.fr/rap/r02-339-1/r02-339-126.html
1. Les ressorts d'une omerta persistante
La « chape de plomb » qui entoure les phénomènes
de maltraitance de personnes handicapées en établissement
concerne non seulement les victimes mais également les familles
et les professionnels, même si les raisons de ce silence diffèrent
de l'une à l'autre de ces catégories.
a) La pression subie par la victime
Les ressorts psychologiques du silence des victimes sont bien connus
des spécialistes des violences conjugales ou familiales :
les personnes maltraitées estiment souvent avoir mérité
ou provoqué les actes dont elles sont victimes. Concernant
plus particulièrement les personnes handicapées, ces
sentiments de honte ou de culpabilité sont souvent décuplés,
du fait de la conscience qu'elles ont de leurs déficiences.
C'est notamment l'analyse que fait M. Jean-Louis Lahouratate, directeur
de CAT et membre de la CFE-CGC : « Lorsqu'il leur arrive quelque
chose, le plus souvent les victimes se taisent, parfois pendant
des années. Comme elles cherchent à cacher leur handicap,
elles vont cacher les faits qui, à leurs yeux, le révèlent.
Elles culpabilisent et s'enferment parfois dans l'idée qu'elles
n'ont que ce qu'elles méritent. » M. Robert Hugonot,
président de ALMA France faisait même état de
situations où ce sentiment de culpabilité pouvait
pousser la victime au suicide.
Ce point est également souligné par Mme Hilary Brown,
dans son rapport au Conseil de l'Europe : « Les victimes craignent
- à juste titre - de n'être pas crues ou de se voir
accuser de s'être, elles-mêmes, mises dans une telle
situation, et elles n'ont pas toujours envie de se faire connaître,
de peur d'être humiliées. »24(*)
Certaines personnes auditionnées ont également évoqué
ce que les psychiatres désignent comme le « syndrome
de Stockholm ». Mme Gloria Laxer, directeur de recherche à
l'Université de Lyon et chargée de mission «
Public à besoins spécifiques » à l'Académie
de Clermont-Ferrand, caractérisait ainsi ce type de comportement
: « La personne handicapée devient très dépendante
de celle qui lui inflige de mauvais traitements. Nous savons pertinemment
que plus la personne sera violente vis-à-vis d'une personne
vulnérable, plus cette dernière s'attachera et tentera
de lui plaire afin d'éviter toute difficulté »25(*).
D'une manière générale, la situation de dépendance
dans laquelle la personne handicapée est susceptible de se
trouver avec son agresseur - notamment lorsque celui-ci se trouve
en situation d'aidant -, empêche la victime de le dénoncer,
de peur, soit de représailles, soit d'abandon.
La capacité de dénonciation de la victime peut enfin
être altérée, du fait de ses difficultés
mêmes à communiquer, comme c'est le cas pour une personne
autiste ou déficiente intellectuelle profonde. Plus largement,
même quand elle peut s'exprimer librement « la parole
de la personne handicapée est souvent remise en cause, même
au sein de sa propre famille », ainsi que le soulignait M.
Hervé Auchères, juge d'instruction et membre de l'Association
française des magistrats instructeurs.
b) Le chantage exercé sur les familles
La situation difficile des familles vis-à vis des établissements
a déjà été évoquée. Les
parents, culpabilisés de ne pas élever eux-mêmes
leur enfant, préfèrent se taire plutôt que de
révéler des actes de maltraitance.
Pour sa part, Mme Gloria Laxer traduit ainsi l'attitude prise inconsciemment
par beaucoup d'établissements : « trop souvent, lorsqu'une
famille se plaint, elle devient pathologique et envahissante ».
La pénurie de places en établissement impose également
une forme d'autocensure aux parents qui ont la « chance »
d'obtenir une place pour leur enfant au sein d'un établissement.
Lui-même ancien directeur d'établissement, M. Pascal
Vivet, éducateur spécialisé, le concède
: « J'avais beau dire aux parents qu'ils avaient le choix
entre signer et ne pas signer la feuille d'inscription de leur enfant
au sein de mon établissement, quelle possibilité leur
laissais-je vraiment ? S'ils ne signaient pas, ils se retrouvaient
face à un grand vide ».
Cette analyse est confirmée par Mme Catherine Milcent, administratrice
de l'association Autisme France : « Il existe en outre une
omerta absolue de la part des parents. Il est une évidence
que les parents n'osent plus rien dire lorsque leur enfant est accepté
dans un établissement dans la mesure où la possibilité
de trouver un lieu de vie pour leur enfant est de 10 % seulement.
Quelles que soient les difficultés de l'établissement
et le degré très aléatoire de la prise en charge
à l'intérieur de l'établissement, les parents
n'osent plus dénoncer les éventuels agissements, de
peur que leur enfant ne fasse l'objet d'une neuroleptisation massive.
(...) Les parents ne s'opposent pas à la prise d'un médicament
quelconque parce qu'ils connaissent la réponse à laquelle
ils devront faire face : « si cela ne vous convient pas, reprenez
votre enfant» »
Si le chantage explicite à la place n'est pas généralisé,
il est cependant évoqué par une grande majorité
des personnes auditionnées comme l'une des causes majeures
de la « loi du silence ».
Enfin, de nombreux auditionnés ont souligné les effets
pervers du système de représentation des familles
au sein des conseils d'administration, qui peuvent conduire les
parents qui en sont membres à devenir otages de l'institution.
Revenant sur une de ses enquêtes, M. Pascal Vivet relate
la situation suivante : « [Une mère connaissait] d'énormes
difficultés financières, l'établissement en
question lui a proposé d'occuper un poste de secrétaire
en son sein, ce qu'elle a bien évidemment accepté.
Cette mère de famille est devenue présidente des parents
de l'institution. Lorsque des difficultés survenaient, c'est
donc elle qui jouait le rôle d'intermédiaire entre
les autres parents et la direction. Vous comprenez aisément
quel genre de pression la direction pouvait exercer sur elle ».
Il semble donc indispensable de revoir ce système de représentation,
en prévoyant notamment l'impossibilité de cumuler
un rôle de représentation des usagers et le fait d'être
salarié de l'établissement.
c) Le silence des professionnels
Selon une enquête réalisée par le ministère
de l'emploi et de la solidarité entre 1994 et 1998, 54,3
% des personnels du secteur social avaient été, ou
étaient confrontés à la question de la violence
et de la maltraitance.
Plus encore que dans d'autres secteurs, la violence à l'égard
des personnes handicapées est longtemps restée un
tabou pour les professionnels. Certains intervenants ont notamment
mentionné une tolérance autrefois plus grande vis-à-vis
de pratiques aujourd'hui considérées comme maltraitantes,
lorsqu'elles se produisent à l'encontre de personnes handicapées.
Ainsi en témoigne Mme Yolande Briand, secrétaire
générale de la fédération « santé-sociaux
» de la CFDT : « Il y a longtemps en France que l'utilisation
des brimades physiques comme méthode éducative, tant
dans la sphère familiale qu'à l'école, est
condamnée (...) Pourtant, ces mêmes brimades ainsi
que des violences psychologiques sont plus ou moins cautionnées
lorsqu'elles se produisent dans des institutions. Cela tient sans
doute à leur histoire. En effet, celles-ci ont été
créées à l'origine pour isoler les marginaux
et les « déviants ». On parlait alors de protection
de la société. »
Sans aller jusqu'à cette extrémité, on constate
malgré tout parfois une abolition des repères entre
ce qui est un comportement normal vis-à-vis de la personne
accueillie et ce qui constitue un acte de maltraitance : comme le
soulignait Mme Gloria Laxer, directeur de recherche à l'université
de Lyon, « l'occultation peut consister à considérer
qu'il n'est pas si grave d'avoir privé la personne de manger
une fois, ou de lui avoir donné une douche froide parce qu'elle
était infernale. Le déni et le refus de signalement
existent tout de même dans un certain nombre de cas. »
Une autre difficulté réside dans le caractère
fortement hiérarchique des procédures à suivre
dans les établissements, notamment en matière de signalement.
Une différence d'appréciation de la situation entre
le professionnel et l'encadrement peut conduire la direction à
ne pas signaler certains faits. Or, comme le soulignait Mme Marie-Antoinette
Houyvet, présidente de l'Association française des
magistrats instructeurs, « Il est difficile, pour le salarié
d'une structure, quelle que soit cette structure, de dénoncer
auprès de la justice des faits que sa hiérarchie n'a
pas signalés elle-même. Le salarié risque en
effet de se retrouver dans une situation particulièrement
inextricable. »
La proportion de salariés passant outre leur direction pour
signaler eux-mêmes à la DDASS un cas de maltraitance
serait donc un élément d'information important pour
mesurer la liberté de parole dont les personnels bénéficient
ou à l'inverse pour mesurer les pressions subies lors de
soupçons de maltraitance. Les statistiques fournies par la
DGAS ne permettent malheureusement pas l'individualisation des salariés
et des directeurs dans le signalement des actes de maltraitance.
Mme Marie-Antoinette Houyvet, présidente de l'Association
française des magistrats instructeurs (AFMI) souligne à
ce sujet un fait révélateur : dans une grande majorité
des cas, les signalements à l'autorité judiciaire
interviendraient à l'occasion d'un changement de direction
et « l'arrivée d'un nouveau directeur, de nouveaux
chefs de service et de nouveaux éducateurs spécialisés
entraîne bien souvent l'ouverture d'une information judiciaire
au sujet des pratiques antérieures. »
Par ailleurs, la commission d'enquête a pu constater que
la peur du licenciement restait très présente pour
les professionnels qui dénoncent des actes de maltraitance,
et ce malgré le progrès représenté par
l'article L. 312-24 du code de l'action sociale et des familles,
issu de l'article 48 de la loi du 2 janvier 2002, protégeant
le salarié ayant procédé à un signalement
contre des mesures discriminatoires de son employeur, comme cela
a déjà été développé.
En matière de maltraitance, les syndicats jouent également
un rôle ambivalent, notamment lorsqu'ils mettent en avant
le risque de fermeture de l'établissement, et donc de plan
social, lié à un signalement.
Dénonçant l'attitude corporatiste de certains syndicats,
M. Pascal Vivet précisait : « J'ai (...) en tête,
dans [une] affaire précise, la réflexion de syndicats
m'affirmant que les affaires de mauvais traitement sur enfants étaient
susceptibles de leur faire perdre soixante emplois sur l'ensemble
du département. Ils m'ont donc demandé de ne pas les
porter en justice. Un chantage s'est ainsi exercé à
mon encontre. »
Cet état de fait est d'ailleurs admis par certains syndicats
: ainsi M. Georges Brès, représentant de la CGT, concédait
que « parfois les syndicats, ont plus ou moins fermé
les yeux jusqu'à une période récente sous prétexte
de protéger les salariés de manière inconditionnelle
».
Il semblerait donc que le fait de signaler des actes de maltraitance
demande une certaine « révolution culturelle »
de la part des professionnels, pour qui une telle dénonciation
peut apparaître comme une « trahison du corps ».
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