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Libération, no. 7053
LIVRES, jeudi 15 janvier 2004, p. 1, 2 Hôtel Deville
Rencontre autour de «Pura vida» avec
Patrick Deville, oiseau rare et migrateur de la littérature.
LANÇON Philippe

Patrick Deville est un oiseau sec, rusé, en perpétuelle
migration. Il a 45 ans, des relations sur la planète, peu
de bagages et de liens. Il fume cigarette sur cigarette et boit
volontiers des ballons d'or blanc du pays nantais, où il
naquit et revient régulièrement. Depuis vingt ans,
il lévite de pays lointain en pays lointain, posant ici et
là son regard, sa curiosité, sa solitude. Oman, Lagos,
Buenos Aires, Montevideo, Managua, La Havane, San Salvador, Mexico...
en chaque lieu ce passereau guette les hommes, rencontre les écrivains,
interroge les vieux révolutionnaires, rêve d'aventuriers
plus ou moins fourvoyés, en croise parfois, apprend la langue,
observe les perroquets, les ventilateurs et les illusions perdues.
En chaque lieu, il effectue sa prière quotidienne en lisant
les journaux locaux, de la brève au gros titre. Il digère
lentement la littérature du pays de passage.
Un réseau d'employés diplomatiques ou d'amis l'accueille
là où il passe. Des bourses lui ont longtemps permis
de voyager. Il est désormais directeur littéraire
de la MEET (Maison des écrivains étrangers et des
traducteurs de Saint-Nazaire). Il y publie d'excellents auteurs,
les accueille en résidence, essaie de bien les payer : la
fonction d'un véritable écrivain est d'être
entretenu par les autres pour regarder ¬ et recréer mot
à mot ¬ le monde. Elle est sans prix, autant le fixer
le plus haut possible.
Parallèlement, il lisse et taille sa plume pendant des mois,
des années, avant de publier un livre mince, précis,
noué de phrases mâchées et remâchées
comme du kat, saturé de détails et d'informations.
Patrick Deville est un écrivain qui a décidé
d'avoir une vie d'écrivain, rien que ça, une vie flottant
avec distance et passion dans l'étoffe en patchwork des choses,
des hommes et des événements ; et avant tout dans
l'amour des mots.
Il a publié chez Minuit cinq petits livres en quinze ans
: Cordon-Bleu, Longue vue, le Feu d'artifice, la Femme parfaite,
Ces deux-là. Le sixième, Pura vida, vient de paraître
au Seuil. C'est, comme pour les peintres, «un changement de
période». Sa période bleue, le bleu des lettres
de Minuit, s'est achevée sur Ces deux-là, manuscrit
que Jérôme Lindon a lu avant de mourir. C'était
une période d'histoires inventées, liée au
minimalisme de la fin des années quatre-vingt. Période
influencée par Ponge, où passions et sentiments se
dissimulent dans le parti pris des choses, donc des mots, et sous
des personnages solitaires, un peu désoeuvrés, un
peu détectives, comme démarqués d'autres genres
et parfumés d'une existentielle ironie. L'ami Toussaint date
de ces années-là. L'un et l'autre voyagent et ne se
croisent plus.
Chez Deville, la «période bleue» donnait des
phrases comme : «Je passai la soirée seul, à
la terrasse d'un café arabe (sous une banne verte et rouge)
où je sirotai du café turc accompagné de pâtisseries
orientales diverses, toutes de miel et de sucre et arrosées
d'eau de fleur d'oranger, me disant que l'opération Cordon-Bleu
baignait dans l'huile.» C'était une période
Seurat, bâtie sur un pointillisme obsessionnel, scientifique,
comme travaillé au microscope. La méthode n'a pas
changé. On retrouve cette phrase où tout se mélange,
à plat, infiniment grand et extrêmement petit. On retrouve
aussi le goût des oiseaux, dont la beauté indifférente
aux hommes offre un utile «contrepoint» à l'Histoire.
Mais la méthode de Deville s'applique cette fois à
autre chose : à une promenade érudite et sentimentale
de l'écrivain lui-même dans l'histoire désenchantée
des révolutions d'Amérique latine. Il promène
sur le paysage et son Histoire son oeil précis et mélancolique,
à la fois dedans et dehors. «Pura vida, dit-il, c'est
toujours de la littérature, mais jouée sur un autre
instrument.»
L'écrivain travaille toujours de la même façon
: chaque matin, à une heure variable, il boit un café,
mange un yaourt, fume une cigarette et mastique les phrases écrites
la veille ou un an plus tôt. Il se les répète
sans cesse, jusqu'à les savoir par coeur. Il n'écrit
presque rien ; il jette plutôt les phrases qu'il ne supporte
plus. C'est donc un écrivain lent. «Ma lenteur, dit-il,
j'en suis très fier. C'est une question de résistance,
d'usure. Chaque phrase du livre, je me la suis récitée
des dizaines de fois. Si elle me paraît encore supportable
après tant d'années, je me dis qu'elle peut être
lue une fois, vite, par un lecteur. Le but, c'est quand même
une bonne histoire que quelqu'un ne lâche pas.»
L'après-midi, il ajoute quelques phrases, qu'il détruira
peut-être, dans un mois, dans un an. Elles feront partie des
copeaux. «Ecrire, dit Deville, c'est comme construire une
commode. Il faut que les tiroirs coulissent sans bruit, qu'elle
tienne debout. Il faut un bon sujet qui tienne la route et dont
je ne me lasse pas. Il faut que chaque phrase résiste au
temps. Et il faut une construction, qui n'a rien à voir avec
la phrase.» Pura vida a pris six ans.
Il aime «l'idée d'être écrivain»
et rien d'autre. Qu'est-ce qu'être écrivain ? «Je
n'en sais rien. Ce n'est certainement pas écrire des livres
: 90 % des livres ne sont pas écrits par des écrivains.
Ceux que je reconnais comme tels pourraient d'ailleurs ne pas en
écrire.» Ecrivains français chers à Deville
: Pierre Michon, Jean Echenoz, Antoine Volodine, Jean et Olivier
Rolin, Emmanuel Carrère. «Leurs livres sont comme des
fusées de détresse, ajoute-t-il. Chacun les envoie
depuis son coin pour faire signe aux autres. Sans nos livres, je
n'aurais jamais bu avec Pierre Michon.» Dont il a publié
un formidable et sombre petit texte, Lecteurs. Michon y conte la
publication de son premier livre, Vies minuscules, son entrée
chez Gallimard, où les femmes de l'accueil le regardaient
comme une blatte, et la mort de sa mère à l'hôpital,
Vies minuscules en main.
Peu à peu, tandis qu'il parle recroquevillé derrière
le muscadet, une idée se dégage entre deux lueurs
d'une violente espièglerie : un écrivain est d'abord
fait des livres qu'il n'écrit pas -de ses échecs.
Deville en a non-écrit beaucoup, c'est une autre explication
à sa lenteur. Il évoque les «bonnes histoires»
qui l'ont accompagné un moment, sur dix pages, sur trente
pages, et qu'il a abandonnées, faute de «moyens techniques»
ou d'envie. Parfois, il lit ces quelques pages, traduites, en conférence
à l'étranger. Puis il les publie dans des revues lointaines,
dans d'autres langues, des revues qui ne viennent pas jusqu'ici
: «Ce sont mes bancs d'essai.»
En 1993, «avec le prétexte d'écrire la Femme
parfaite», il se rend à La Havane pour voir à
quoi ressemble un pays qui s'effondre. Il y restera deux ans. Il
découvre la littérature cubaine, «qui fut un
bouleversement total», une si grande littérature dans
un aussi petit pays. Les bibliothèques le fascinent. Il se
rend un moment à Berlin pour aller poser «quelques
questions» à l'écrivain Jesus Diaz, sur la voie
de l'exil. Il se lie à des auteurs, des acteurs, des vétérans
de l'action communiste internationale en Angola ou au Nicaragua,
qu'il rejoindra ensuite. «Je suis revenu de La Havane avec
deux bons sujets dont j'ai parlé à Jérôme
Lindon, explique-t-il, puis j'ai laissé tomber.»
L'un d'eux est l'histoire d'une maison de maître fameuse,
avec des lions devant. Elle fut construite pour son épouse
par un grand sucrier. «Quand je l'ai visitée, raconte
Deville, on y trouvait encore des oeuvres de Lalique : des lampes
qui, éteintes, étaient des boutons de rose que la
chaleur faisait éclore.» A peine installée,
la jeune femme meurt. L'homme lui bâtit un mausolée
Arts-Deco au cimetière. Un siècle plus tard, le lieu
devient la maison des Amitiés soviéto-cubaines. Patrick
Deville a un peu utilisé Cuba dans la Femme parfaite, puis
dans Pura vida. L'île reviendra peut-être, si le désir
est là et si les phrases le supportent.
Aujourd'hui, après de longs séjours en Amérique
centrale, il pense aller au Mexique. Partir, voilà ce qu'il
a toujours voulu faire. Partir, pour écrire peut-être,
mais aussi pour revenir mot à mot à l'origine. Il
a vécu les huit premières années de son existence
dans l'hôpital psychiatrique que son père dirigeait,
un ancien lazaret à Mindin, près de Saint-Nazaire.
«C'était un lieu d'enfermement et d'autarcie totale,
dit-il. Il y avait mille malades mentaux, dont les idiots du village
charriés par l'exode rural. Le jardin produisait les légumes.
Il y avait la buanderie, la laverie, tout ce dont on avait besoin.
L'argent n'existait pas à l'intérieur. Cela donnait
une image du communisme primaire. Et il y avait une grande porosité
entre le personnel et ceux qu'on nommait les pensionnaires.»
Il y a également un théâtre et un orchestre,
dirigés par le père de Patrick Deville. Un jour, il
joue un auguste qui monte à bord d'une machine à remonter
le temps. Son fils en sort, avec un nez rouge, dans le rôle
du père plus jeune. Un autre jour, il voit ce père
monter les Travailleurs de la mer, de Victor Hugo. Il prend des
notes et réécrit le livre, puis le fabrique, persuadé
que personne ne s'apercevra du plagiat d'un inconnu nommé
Victor Hugo. Il a 7 ans.
Devant la maison du directeur, un fou se balance quotidiennement
sur les marches en répétant : «Taba taba».
Tout le monde comprend qu'il réclame du tabac, mais c'est
autre chose. En malgache, Tabataba signifierait : «C'est le
bordel». Plus tard, Deville découvre que c'est le titre
d'un bref dialogue de Bernard-Marie Koltès : un gamin refuse
de sortir de chez lui, le samedi soir, quand toute la ville de Tabata
est dehors ; sa soeur aînée a honte. A 8 ans, «Taba
taba» fascine tant Deville qu'il se met à l'imiter,
gestes et mots : «Je crois que c'est en partie pour
ça que mon père a décidé d'habiter en
dehors de l'hôpital. Je commençais à faire comme
les fous.» Ici, Patrick Deville s'interrompt, agacé
d'avoir trop parlé. «Je voudrais garder ça,
je finirai par écrire dessus, d'ailleurs je l'ai déjà
fait. C'est un bon sujet pour un livre, et peu importe que ce soit
ma vie.»
Catégorie : Arts et culture
Sujet(s) uniforme(s) : Cuisine et restaurants; Littérature
et livres
Sujets - Libération : Association; Direction; Écriture;
Écrivain; Exploration (voyage); Littérature; Méthode;
Saint-Nazaire
Type(s) d'article : ARTICLE
Édition : QUOTIDIEN PREMIERE EDITION
2004 Libération
Doc. : news•20040115•LI•015_01_2004_txt0003
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